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Couverture_Lacour

Nos chères têtes blondes ne sont décidément plus ce qu'elles étaient...Prenez Daisy, qui cache un regard singulier derrière d'épais verres fumés, tandis que d'étranges disparitions se produisent dans son collège, ou Candy qui, à quatre ans, se joue de la physique des particules, quand Poppy enfourche sa bicyclette et s'envole vers d'autres plans de conscience... Explorant avec bonheur cette thématique de l'enfance et de ses ressorts improbables, tout en vous révélant le secret que gardent jalousement les arbres du square des Batignolles, Si Einstein était une fille rassemble huit récits tout aussi surprenants mêlant étrange, humour décalé et fantastique. 

 

Broché / 152 pages

ISBN : 9782750435523

EXTRAITS

LA BICYCLETTE DE POPPY

Pour ses douze ans, Mia offrit une bicyclette à l'enfant. En grand secret, elle alla jusqu'à Cargo, la capitale, pour choisir le plus beau modèle, une splendide machine aux teintes cuivrées comme les cheveux de Poppy.


Bientôt on ne vit plus que la petite dans les rues de Clip-Clipper, sur les routes de traverse, au bord de la falaise, le long des champs de maïs, partout où ses jambes nerveuses poussaient hardiment sur le pédalier. Quand elle n'était pas à l'école, Poppy était sur son vélo.

Un soir de juin, profitant de la fin des cours et de la douceur de l'air, elle se hasarda un peu loin en dehors de la ville, sur les chemins de campagne où de vieilles maisons en bois, dressées dans des enclos herbeux, semblaient figées pour l'éternité. Le soleil déclinait comme une étoile languide derrière les eucalyptus. Poppy fit une embardée qui l'éjecta dans un fossé. La chute n'était pas dangereuse, mais en tombant elle faussa la fourche de l'engin, et la chaîne sauta. Comme c'était une gamine dégourdie capable de bricoler des réparations de fortune, elle ne s'affola pas. Mais cette fois, les dommages semblaient plus sérieux. Elle remonta sur son vélo tant bien que mal, essayant d'ajuster au mieux la chaîne qui résistait, se redressa sur la selle, et pédala en sens inverse pour obliger les maillons à se remettre dans l'axe. Elle tomba une deuxième fois, plus lourdement, et sentit le noir se faire en elle. C'était inexplicable. Elle reconnaissait qu'elle était là, à côté de son vélo, les genoux et la paume des mains égratignés, mais en même temps, elle était ailleurs. Ce n'était pas vraiment un dédoublement, mais l'impression effarante de se disperser. Elle était devenue une bulle qui voletait avec légèreté à quelques mètres au-dessus du sol. Elle embrassa d'un regard les champs en contrebas, les collines qui s'échappaient en courbes charnues jusqu'au fleuve, et plus haut, la couronne des séquoias géants qui, de leurs cimes arrondies, semblaient caresser les nuages. Elle voulut les toucher, elle aussi, ces nuages soyeux qui effilochaient leurs gouttelettes satinées dans la lumière changeante. D'un bond, elle se sentit poussée vers eux, qui l'accueillirent avec tendresse en l'enveloppant un instant de leur présence fragile. Du ciel, elle contemplait la terre. Tout en bas, elle reconnut sa bicyclette qui n'était plus qu'un point minuscule sur le chemin. Elle redescendit en dessinant dans l'air des arabesques invisibles. Poppy goûtait à l'ivresse d'être un oiseau. En se rapprochant du sol, elle vit très nettement l'herbe frissonner en vaguelettes, ondoyante sous la brise, tandis qu'une portée de marcassins prenait la fuite en reniflant sa présence. Elle débusqua un banc de mouettes rieuses que ses cris de joie affolèrent. Juste avant de se poser, elle remarqua de larges fleurs qui lui souriaient de leur grand œil violet.

LA PHYSIQUE DES PARTICULES

Dix mois ! Déjà dix mois qu'elle est là ! s'était-il dit, ravi. Pour la circonstance, il lui avait fabriqué un tube en résine transparente et légère comme un voile dans lequel il avait glissé des fragments de verres colorés. La petite, fascinée par les jeux de lumière, était restée des heures entières les yeux collés au kaléidoscope. Il en avait profité pour passer plus d'une heure au téléphone avec un collègue de laboratoire. Une heure de conversation passionnée entre chercheurs spécialistes des interactions entre noyaux et cosmos. Il avait raccroché, la tête bouillonnante des théories novatrices qu'ils avaient échangées. Son enthousiasme avait été balayé par la voix aigrelette de Candy-James qui chantonnait en tripotant ses pieds : la physique des particules et la cosmologie ont permis une progression remarquable dans la connaissance des interactions fondamentales de la nature et des premiers instants de l'univers. Il avait reculé d'un pas.

- Ma fille est-elle un monstre ?
- Je ne suis pas un monstre. J'ai dix mois et je suis une magnifique petite fille.

Quand elle eut quatre ans, ils se décidèrent à l'inscrire au jardin d'enfants. Ils étaient incapables de retenir une baby-sitter plus de huit jours. Même la plus conciliante. La petite faisait peur.

- Il faut la sociabiliser, décréta le père.
- Je voudrais reprendre un travail, opina la mère.

Candy-James s'était allongée. Sa tête paraissait moins disproportionnée. Ses cheveux tressés en nattes épaisses lui faisaient une couronne. Elle aurait gagné en innocence si des mèches frondeuses ne s'agitaient pas au-dessus de son crâne comme des chauves-souris apeurées. Elle accueillit la décision de ses parents avec une exultation communicative.

- Ça promet d'être une expérience intéressante.
- Une expérience intéressante ! soupira Hélix. Essaie de laisser tes grands mots au porte-manteau quand tu arriveras là-bas.

À la fin de la première semaine, la directrice convoqua le couple.
- Il m'est impossible de garder Candy-James. Notez que je le regrette. Mais sa présence est néfaste au bon fonctionnement de l'établissement.

LE BAISER DE L'ÉPOUSÉE

Le ciel était en loques quand il arriva à Coconuts-Village. Il se dit qu'il aurait dû attendre une journée ensoleillée, ou du moins une atmosphère plus propice aux retrouvailles. Une pensée en chassant une autre, il perdait pied. Évidemment que c'était une sottise d'arriver comme ça ! … Il le faisait exprès de choisir le samedi le plus pourri de la saison ? … Sûr qu'un peu de soleil n'aurait pas nui …Après quatorze semaines de séparation … Et Holly-Bird qui détestait la pluie ! ... Il gara sa voiture à deux rues de chez lui pour ne pas être reconnu des voisins, remonta le col de son imperméable pour se protéger de la bruine, et finit les derniers mètres en courant. La maison avait un air d'abandon insolite. Le jardin n'avait pas été entretenu depuis son départ et les poubelles traînaient sur le trottoir. Quand je pense aux scènes qu'elle me faisait quand je les oubliais ! Les volets étaient presque tous fermés. Par la fenêtre de la cuisine dont le voilage était à moitié relevé, il regarda à l'intérieur. Il régnait un ordre clinique très différent de l'atmosphère embrouillée qu'il avait quittée. Il s'apprêtait à toquer au carreau, quand un mouvement imperceptible, une fulgurance, une brisure légère comme une zébrure dans un ciel d'orage, stoppa son geste. Une forme chancelante sauta sur la table. Shaft était incapable de discerner de quoi il s'agissait. Ça gesticulait, se tordait comme un ver dans un fruit, ça n'avait ni commencement ni fin. Il crut d'abord à une illusion, un effet de la pluie glissant sur les vitres. Puis il tenta de se raisonner. Normal qu'il soit perturbé ! Qui ne le serait pas à rôder devant sa propre maison comme un voleur ? N'importe qui à sa place aurait les nerfs à vif. Il faudrait peut-être que je vois un médecin, s'alarma-t-il. Il allait s'éloigner de la fenêtre quand soudain … non… c'était impossible à admettre ! … La chose cessa de gigoter, darda sur lui des yeux qui ressemblaient à deux verrues adipeuses roulant sur elles-mêmes à trois cent soixante degrés, et cracha une glu rosâtre qui s'avachit sur la vitre. Sans chercher à comprendre, il détala en sens inverse avec l'impression épouvantable d'être en danger de mort. Il démarra dans un crissement de pneus et disparut sans regarder en arrière.

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