Lorsque Sunny Herling arrive à "Blue Morning Glories", un manoir isolé en dehors de la ville, elle n'imagine pas un instant être plongée au coeur d'une lutte sans merci. C'est en compagnie des jumeaux Erno et Anja, des chiens Zafar et Indra, des Lilydoll, délicates fleurs-filles et des Toggle, fleurs-mères aux pouvoirs extraordinaires, de Klok, l'intendant baroudeur, de l'inquiétante Purple et surtout d'Idriss Gallander, le maître des lieux, que vont éclater des forces prodigieuses qui ouvriront les portes d'un monde fantastique auquel elle ne pourra plus échapper. Duel de toutes les libertés face aux desseins maléfiques : l'heure a sonné.

Broché / 358 pages

ISBN-13 : 9282367910758

EXTRAIT

À ses oreilles tinta la chanson
« Tu es en grand danger, guerrier !
Tu vas souffrir la malemort ! »

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—  Asseyez-vous, mademoiselle Herling, je vous en prie.
En ouvrant les fenêtres de sa chambre, Sunny avait constaté que la journée serait grise. Il pleuvait enfin. Une bruine plus fine qu’une gaze imbibait l’horizon de tristesse et vernissait dans le lointain les silhouettes efflanquées des grues. Aujourd’hui, la jeune fille prenait officiellement ses fonctions. Quelles fonctions ? Elle n’en avait pas la moindre idée. L’annonce parue dans le Courrier du soir ne le précisait pas. Seules les qualités de précision et d’organisation étaient requises. Assise face à Idriss Gallander, elle se disait qu’était enfin venu le moment d’en savoir plus. Elle en éprouvait un certain soulagement mêlé de crainte. Du moment qu’il ne me demande pas la liste de mes diplômes… je détesterais devoir lui mentir, mais j’en passerai par là s’il le faut. Je tiens à cette place. Ces premiers jours passés à Blue Morning Glories auraient pu la détourner de poursuivre l’aventure, mais c’est exactement l’inverse qui s’était produit. Sunny voulait savoir. Savoir ? Tout. Tout ce que cachait cette demeure, ses habitants, et à leur tête l’homme qui la contemplait maintenant avec une tranquille assurance. Il semblait d’excellente humeur et se frottait régulièrement l’oreille droite du plat de la main. Son bureau avait été rangé. L’œuvre de Purple, probablement…

— Spencer m’a conté votre mésaventure de l’autre soir. J’en suis navré, et j’espère que vous êtes tout à fait remise.
— Absolument, monsieur. Je me sens parfaitement reposée et prête à travailler. J’ai exprimé à KloK mon regret et ma gêne pour le tracas que j’ai pu occasionner. Il m’a rassurée en me confirmant que je ne serai pas jugée sur cet incident.
— Ceci n’engage que mon intendant, rétorqua Gallander. Voilà bien un des travers de Spencer. Il laisse parler son cœur et fonctionne par élans de sympathie… extrêmement dangereux ! Mais passons outre, puisque vous semblez vouloir oublier cette… tribulation. Je vous ai donc engagée pour un travail très précis que je voudrais vous expliquer ce matin. Comme vous le voyez, les murs de ce bureau sont encombrés des multiples titres honorifiques que j’ai accumulés durant ma carrière. L’idée de les exposer comme des trophées n’est pas de moi mais de Purple. Faiblesse féminine. Pusillanimité de mon côté puisque je n’ai pas su dire non.
Il eut un geste de la main comme pour chasser une idée opportune.
— La plupart de mes travaux portent sur l’étude et le commentaire de certaines œuvres, en partie perdues, du polymathe Suétone. J’ai dépensé une fortune en temps et en argent pour retrouver tout ce que ce brillant esprit a pu écrire sur le thème très particulier des défauts corporels. Les années passant, j’ai élargi mon champ d’action à tout ce qui était paru sur le sujet. Peu importe l’époque, la langue, le support – tablettes d’argile, de pierre, volumen, rotulus, codex de bronze, livres, manuscrits, c’est devenu… compulsionnel. J’ai beaucoup accumulé, il est temps de classer. Et c’est là que vous intervenez. Mais plutôt qu’un long discours…
Le maître se leva, actionna une manette dans un des recoins du bureau que l’architecture complexe de Blue Morning Glories rendait inévitable.
— Suivez-moi.

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Une porte dérobée s’ouvrit sur un couloir étroit, assez chichement éclairé. Comme partout dans la demeure, les murs étaient décorés de fleurs-filles. Leur taille, singulièrement plus petite que dans les autres parties de la demeure - bourgeons ? rejets ? caïeux ? drageons ? germes ? - renvoya Sunny à sa visite de l’orangerie dont elle restait d’ailleurs insatisfaite. Elle aurait souhaité poser une foule de questions à Anja, mais le carillon annonçant le repas avait résonné. Elles n’avaient eu que le temps de replacer en hâte la cloche de verre avant qu’Erno ne déboule comme une tornade. Il faudrait qu’elles reprennent leur conversation, mais pour le moment la préoccupation de Sunny était de suivre Gallander dans cette galerie qui s’étirait comme un ver impavide. Peu à peu la fluorescence morne du couloir fit place à une lueur plus chaude et ils débouchèrent dans une pièce aux vastes proportions.

— Voici votre champ d’action, mademoiselle Herling, s’écria Gallander, un brin emphatique. C’est la pièce la plus grande de la demeure, c’est pourquoi je l’ai choisie. Le fait qu’elle jouxte mon bureau est un autre élément non négligeable. - Il lui désigna un nombre impressionnant de malles en bois brut, de tailles diverses, rassemblées au centre de la pièce -. Toutes ces caisses que vous voyez-là contiennent le fruit de mes quarante ans de recherches. Il faudra vous armer de patience pour en venir à bout. Avant de passer l’annonce qui justifie votre présence ici aujourd’hui, j’ai fait réaliser des travaux de modification… un chantier énorme qui a duré sept mois. La construction de galeries sur trois niveaux s’est avérée la partie la plus délicate, la plus longue aussi. Il fallait tirer le meilleur profit de la hauteur du plafond… je dois dire que je suis vraiment satisfait du résultat. Cet endroit pourrait rivaliser maintenant avec les plus belles bibliothèques du pays. Inutile de dire que ce n’est pas sa vocation ! Les rayonnages que vous voyez sont suffisamment sophistiqués pour recevoir des ouvrages de tous formats, parfois très lourds. À vous maintenant d’exhumer ces trésors, de les classer, de les répertorier, de les étiqueter et de les placer sur les étagères. Des échelles sont prévues sur les trois murs pour accéder aux mezzanines supérieures. Il avait été envisagé un moment de condamner les douze fenêtres du mur ouest donnant sur le jardin afin d’augmenter la surface de rayonnages. Mais c’eut été dommage de se priver de la lumière naturelle. Vu le nombre important d’ouvrages à collationner, je vous conseillerai dans un premier temps de trier les œuvres par pays d’origine. Ensuite, il sera temps de réfléchir à un classement par thèmes. Mais nous en reparlerons, le moment venu. Pour vous aider dans ce travail, de précision autant que physique j’en conviens, vous aurez à votre disposition une équipe de dix membres, chargés d’ouvrir les malles, de dégager les ouvrages, de les dépoussiérer avant que vous ne les inventoriez.

Idriss Gallander se rapprocha d’une des corniches, actionna une bouche d’aération implantée dans une fausse boiserie pour en libérer un curieux tube acoustique :
— Spencer, je suis dans la bibliothèque avec mademoiselle Herling. Voulez-vous avoir l’obligeance de m’envoyer l’équipe ? J’aimerais que vous veniez, vous aussi. Votre présence ne sera pas superflue, si vous êtes disponible… dans dix minutes ? … parfait.
Il se tourna vers Sunny :
— Vous pourrez utiliser ce système quand vous aurez besoin des services de KloK. Cela demeure limité cependant. En fait, il relie directement cette pièce à son bureau, situé à l’étage en-dessous du mien. Ce qui signifie que vous pouvez communiquer avec lui par le cornet, mais seulement quand il s’y trouve. Des travaux sont prévus pour acheminer le téléphone jusqu’ici. Je pense que ce sera prêt d’ici une quinzaine, voire...

Un bruit sourd l’interrompit. Il était familier à Sunny ce ronron de bourdon… quand l’avait-elle entendu ?
La porte de la bibliothèque s’ouvrit à la volée libérant une escouade brouillonne où tiges et pétales se mêlaient. Les Toggle ! Elles voletèrent un instant dans la pièce comme des libellules pourchassées. Puis se posèrent en rang par deux devant maître Gallander. Dans un ordre impeccable, leur œil exorbité convergeant dans la même direction, quelque part au-dessus de la porte.​

— Voici vos aides. Elles sont très dévouées et d’une efficacité redoutable, vous verrez. Leur régisseuse viendra de temps en temps vérifier que tout se déroule parfaitement. Je vous la présenterai tout à l’heure. Il est prévu qu’elle fasse une brève apparition avec Spencer. Bon, j’espère ne pas vous avoir saturée avec mes explications. Dites-moi, avez-vous des questions ?
Sunny restait bouche bée, contemplant les dix Toggle figées dans une pose réglementaire digne d’un détachement militaire. Une d’entre elles éternua, rompant l’harmonie de la chaîne.
— À tes souhaits ! s’écrièrent les neuf autres. Leur voix rocailleuse contrastait bizarrement avec leur apparence assez frêle. Elles étaient beaucoup plus petites que les Lilydoll, Sunny l’avait déjà noté. À présent elle remarquait leurs pétales presque translucides, et aussi cette curieuse protubérance, comme une dent de lait prête à tomber, qui vacillait dès qu’elles étiraient leur orifice buccal, libérant un filet de salive qui se répandait sur leur plastron blanc. Quelque chose dérangeait Sunny, mais elle était incapable de déterminer quoi.